mardi 8 juin 2010

NOUVELLE : Phrase de départ imposée: "Je n’ai jamais vu la mer. Le sol carrelé de noir et de blanc ondule comme l’eau à quelques centimètres de mes yeux. J’ai mal à en mourir. Je ne suis pas morte. Quand on s’est jeté sur moi - je ne suis pas folle, quelqu’un, quelque chose s’est jeté sur moi - j’ai pensé : je n’ai jamais vu la mer."


JE N’AI JAMAIS VU LA MER

« Je n’ai jamais vu la mer. » C’est ce qu’il disait et je lui avais promis qu’il la verrait. Je lui avais promis que nous partirions. Que nous arriverions, les pieds brûlés par le sable trop chaud pour nous jeter dans l’eau fraiche. Courir plus vite.
« Le premier dans l’eau aime le plus l’autre ! » Un défi. Rien que toi et moi. Disparaître dans les vagues. Ressortir. Respirer. Les cheveux collés au visage. Les yeux brûlés par le sel.
« Regarde-moi ! Regarde comme je plonge ! Regarde : la vague m’emporte. Attends-moi !
_ Allonge tes bras et chasse l’eau. Laisse-toi porter.
_J’ai peur.
_Non n’aies pas peur, je te tiens. Je suis là. »
Toutes ces phrases qui cognent.

Il était une fois un grand explorateur. Il voulait trouver la route des Indes. Il était une fois une baleine blanche et un capitaine qui la traquait. Il était une fois une île et un homme qui s’appelait Robinson. Il était une fois la fille d’un roi qui régnait au fond des mers.
« Je n’ai jamais vu la mer…pourquoi vivons-nous ici ?
_ Parce que je voulais connaître le désert. Quand j’avais ton âge je rêvais de désert. De ces immensités de sable. C’est pour ça que j’ai choisi mon métier.
_ Il fait chaud ici et toutes ces histoires que tu me racontes me donnent envie de voir la mer.
_ Je sais, mais regarde autour de toi ! Regarde les dunes. Elles te racontent le mouvement des vagues. Quand tu iras mieux nous partirons . Il faut d’abord que tu guérisses. »
Ici les vagues n’avancent que sous les caprices du vent. Des vagues minérales comme je les avais rêvées.
« Tout ce sable qui nous entoure, imagine qu’il est notre plage. Que si nous marchons droit devant, très loin, nous trouverons la mer. Tu dois prendre des forces. Tu dois venir avec moi jusqu’à elle. »
Nous terrasserons tes fièvres et alors nous irons jusqu’à elle.
J’essaie de deviner, derrière ses paupières closes, ses rêves de mer.
Moi, je ne ferme plus les yeux. Je m’accroche à son souffle. Je cherche, dans ces histoires de mer que je lui raconte, l’apaisement d’une berceuse. Le rythme de la vague. L’incessant aller-retour qui suspend le temps et nous plonge dans l’éternité. Combien de nuits encore à écouter son souffle. Combien de jours à tenir sa main pour le garder près de moi.
« Raconte-moi encore l’arrivée de Vendredi. Raconte-moi la couleur de l’eau après la tempête. Et la mousse des vagues. Raconte-moi les crabes qui courent sur le côté. »

Hier le désert a soudain grondé. Cinq hélicoptères ont surgit de derrière les dunes, à l’aube. Des hommes armés ont sauté. Il y a eu des coups de feu et soudain quelqu’un est entré dans notre tente et nous a dit de le suivre. J’ai arraché Pierre à son lit. Je ne voyais plus rien que le dos de cet homme que je suivais. Au pied de l’hélicoptère deux hommes nous ont hissés à bord et nous avons décollé.
Je serrais Pierre dans mes bras.
Je ne suis pas folle. Quand nous nous sommes posés, je ne voulais pas lâcher Pierre. On nous a portés, serrés l’un contre l’autre, dans ce qui ressemble à un hôpital. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’on me dit. Je n’entends que Pierre. « Je n’ai jamais vu la mer. »
On nous a accompagnés jusqu’à une chambre. J’ai déposé Pierre sur un lit. Il est brûlant. Des femmes en blanc nous ont apporté de l’eau et un homme nous a examinés. Il a fait une piqûre à Pierre et m’a fait avaler un comprimé. Je regarde l’homme et aucun mot ne sort de ma bouche. Je ne suis pas folle. Je le regarde. La souffrance est muette, retirée en moi. Mes yeux vont de lui à Pierre. Balancement de vagues.
« Depuis combien de temps est-il dans cet état ? » Me demande-t-il.
Combien de temps ? Je ne suis pas folle. Combien de temps ? Je ne sais pas. Le temps s’est arrêté. Chaque grain de sable a roulé sous le vent. J’ai perdu le compte.
J’ai raconté à Pierre l’histoire de Robinson. Je lui ai parlé de sa manière de compter le temps.
« C’est quoi une clepsydre ?
_De l’eau qui sert à compter le temps. En coulant goutte à goutte dans un récipient. Comme un sablier, mais liquide. »
Je n’ai pas compté notre temps à nous. Le temps qui a creusé les joues de Pierre. Le temps qui a volé son sommeil. Le temps qui a allumé en lui ce feu qui le dévore. Depuis quand ?
L’homme m’observe. Il pose sa main sur mon épaule et je sursaute.
Je dis :
« Je ne suis pas folle. Il faut que nous allions voir la mer. Pour éteindre ses fièvres. Il faut qu’il connaisse la mer. Je lui ai promis.
_ Vous devez vous reposer. Nous allons mettre l’enfant sous perfusion. Il est déshydraté. Vous comprenez ce que je vous dis ? »
Je ne suis pas folle. Qu’est ce qui s’est détraqué ? Qu’est ce qui s’est passé depuis ce temps où je m’asseyais pour regarder la mer ? Depuis ce temps où j’étouffais de ne pas pouvoir aller plus loin. Fuit-on la mer ? M’a-t-elle rattrapée ? Je regarde autour de moi cette chambre aux murs blancs. Le lit de fer sur lequel repose Pierre. La fenêtre aux persiennes tirées. Je suis à la dérive. Rien n’est fixe. Tout ondule dans la pièce. Je ne suis pas folle. J’ai tellement imploré la mer qu’elle est venue jusqu’à moi. Le sol carrelé de noir et de blanc ondule comme l’eau à quelques centimètres de mes yeux.

Je suis née à Saint-Malo.
Mon père était pêcheur et ma mère l’attendait, capitaine d’un navire sans voyage, scrutant toujours l’horizon, désespérément amarrée à la terre et à l’attente. Elle accordait les battements de son cœur au rythme de la mer. Abîmée dans le décryptage de ses ondulations, des heures durant, assise à la fenêtre l’hiver ou sur le banc de pierre aux beaux jours, devant la maison.
Je suis née un an après mon frère. Nous avons grandi curieux de cette attente. Proches et pourtant tellement éloignés de cette mère dont le regard braqué sur l’horizon se posait parfois sur nous et s’éclairait alors d’une lueur de surprise. Nous, « le choix du roi » comme se plaisait à répéter notre père, nous étions inventés Prince et Princesse, chassant l’angoisse de l’attente en scellant en un pacte secret la promesse de ne jamais nous séparer.
Mon frère voulait devenir pêcheur. Il guettait les retours de notre père, et me disait toujours qu’il partirait avec lui. J’appréhendais ces retours. Nous passions des heures assis, face à la mer. Mon frère me racontait ses rêves de voyages et moi je lui confiais envier le sort de la petite sirène parce au fond de l’eau elle ne connaissait pas les larmes.
« Si tu pars pêcher je te suivrai.
_Les filles ne deviennent pas pêcheur.
_ Alors je deviendrai sirène pour ne pas pleurer ton absence et je te suivrai sous l’eau.
_Allez ! Viens sirène ! Le dernier arrivé aime le moins l’autre ! »
Il courrait vers la mer pour y plonger avant moi. Je le suivais en hurlant.
« Non !! C’est moi qui t’aime le plus. »
Et mes cris se perdaient dans l’eau. Pas de larmes et pas de cris. Seule la joie de le rejoindre et de lutter ensemble contre la force des vagues. Quand nous ne pouvions pas nous baigner, nous venions sur la plage prolonger les histoires que nous lisait ma mère. Il était Robinson et j’étais Vendredi. Il était Moby Dick et j’étais Ismaël. Il était Christophe Colomb et je foulais avec lui la terre du nouveau monde.

Je suis devenue paléontologue.
Je suis venue ici, dans ce désert, sécher mes chagrins liquides dans le sable. Me perdre dans les pierres. Ne plus entendre la rumeur de l’océan.
La nuit, le désert rend le silence presque palpable.
Je faisais des recherches au fond de ce désert. Nous étions six permanents sur le camp. Un jour, des hommes armés nous ont enlevés. Le temps s’est arrêté. Les rebelles ont cru pouvoir nous échanger ou peut-être seulement attirer l’attention sur leur cause. Après quelques mois, ils semblaient avoir oublié pourquoi ils nous retenaient. Nous n’avions aucune nouvelle de nos pays respectifs. Nos vies sont devenues minérales. Comme ce désert qui nous enfermait.
Trois de mes compagnons qui ont voulu s’échapper ont été exécutés. Les deux autres ont rapidement été transférés dans un autre camp. Je suis restée seule.
Quelques semaines après notre enlèvement, je me suis aperçue que j’étais enceinte. La mer m’avait rattrapée. J’ai quitté Saint-Malo pour le Yémen. La veille de mon départ, j’ai annoncé à l’homme avec qui je vivais que je partais. Je ne savais pas que j’emportais une part de lui dans ma fuite. L’enfant est né. Je l’ai appelé Pierre. Parce qu’ici règne le minéral. Parce qu’ici on oublie jusqu’à l’existence de la mer. L’attente de Pierre et sa naissance ont été pour moi le seul lien avec la vie. Pierre est devenu mon temps, mon espace, ma géographie et mon histoire.
Sept ans de silence. Sept ans d’attente. L’oubli a succédé à la violence. Les hommes du camp allaient et venaient. Parfois ils m’apportaient quelques vêtements pour l’enfant. Je trouvais chaque matin de la nourriture devant notre tente. Pas de mots, pas de contact.
Moi qui avais fui la mer, j’ai commencé à l’invoquer. Si je plongeais dans mes souvenirs, j’entendais le roulement des vagues, comme une musique, chaque jour différente. De la berceuse à la tourmente symphonique d’une tempête. Quand Pierre a grandi, je lui ai raconté des histoires de mer.

Les récits d’aventure nous avaient nourris, mon frère et moi. Les héros dont nous nous sentions si proches parce que nous étions là, les pieds dans le sable et les yeux sur l’horizon, accompagnaient nos heures vagabondes.
La mer, nous pensions la connaître. Elle était notre univers, notre terrain de jeu, notre avenir.
Nous connaissions les horaires des marées. Nous avions passé tellement d’heures à l’observer que nous pensions avoir percé tous ses secrets.
La première fois que Papa a emmené mon frère à la pêche, j’ai su qu’il me le volerait. Il volerait mon prince, comme il avait déjà volé le cœur de ma mère.
Je suis restée sur la plage. Un jour de janvier. Je n’avais pas réussi à devenir sirène pour le suivre sous l’eau. Je suis restée assise sous les bourrasques, fouettée par la pluie. J’étais un peu sirène parce que mes larmes disparaissaient sous l’averse . J’ai attendu. Il était parti avant le lever du soleil et à la nuit tombée il ne m’avait pas rejointe. Je regardais la mer. Tous les bateaux avaient dû rentrer parce que la tempête menaçait. Je continuais à essayer de deviner l’horizon.
Je suis restée là des heures. Quand je me suis réveillée, j’étais à la maison. J’entendais des bruits de pas dans le couloir et des sanglots.
Les marins qui partaient d’habitude avec mon père étaient dans le salon. Le bateau sur lequel pêchait mon père n’était pas rentré. Les recherches avaient cessé à cause de la tempête et devaient reprendre le lendemain.
On n’a rien retrouvé.
J’ai attendu sur la plage les jours qui ont suivi. Je l’entendais dans le vent :
« Viens ! Elle est bonne ! Viens où je ne te parle plus !
Je n’y suis pas allée. Il s’est tu.
Je n’ai plus eu que le souvenir de nos courses, son sourire dans les vagues, ses mains fraiches qui arrangeaient mes cheveux.
« Aille ! Tu me fais mal !
_ Une sirène ne se coiffe pas comme une sorcière ! »
J’ai détesté la mer. Je devais lui tourner le dos. Je voulais un monde où mon regard ne se perdrait pas dans l’eau.

Je ne suis pas folle.
Je tangue dans cette chambre, à la dérive de mes souvenirs.
Ce qui part s’échoue. Ce qui vient mourir se retire. Ce qui plonge refait surface.
Je serre la main de Pierre dans la mienne. Ses paupières ont pris un ton violet et ne frémissent plus sous ses rêves. J’approche mon visage du sien. Il y a ce calme et ce silence qui annoncent la tempête. Les lèvres de Pierre murmurent :
« Je n’ai jamais vu la mer. »
Je suis là, sur le carrelage qui roule des vagues noires et blanches. Je suis là, dans le silence de la douleur pure. Ces vagues noires et blanches ne m’engloutiront pas.
Ce qui m’a submergée, roulée, déchiquetée, s’est abattu sur moi comme une lame de fond. J’ai été soulevée, projetée, j’ai vu le ciel se déchirer dans un éclair. La vague enflait dans un grondement de fin du monde. J’ai cru que je resterai suspendue dans le ciel. Et j’ai senti alors mon corps se disloquer. Il n’y avait plus de bas ni de haut ; je tournais, et la masse qui s’abattait sur moi me coupait le souffle, m’écrasait, m’engloutissait. Je ne respirais plus. J’ai heurté les rochers du fond. J’ai glissé sur eux en laissant des lambeaux de moi. J’ai vu s’élever cette vague géante. Je l’ai vue s’élever dans son dernier souffle quand il m’a dit : « je n’ai jamais vu la mer. », et s’abattre sur le silence et la nuit.
« Viens donne-moi la main. Le premier à l’eau aime le plus l’autre !
_Elle est froide.
_Non elle est bonne ! Viens !
_Regarde ! regarde comme je plonge »
Des phrases qui cognent et qu’il ne prononcera pas. Des phrases emportées par ce dernier souffle.
« Je n’ai jamais vu la mer. »

2 commentaires:

  1. Je l'avais gardée pour plus tard... Repoussé le moment où l'on sait qu'on va y aller, retrouvé les excuses habituelles : c'est trop tôt, sera t-elle aussi bonne que les autres fois ? Et puis le moment passe...
    Et par hasard, je retombe dessus. Et là plus d'hésitation, j'y vais d'un coup. J'ai retenu ma respiration


    Et tu m’as submergé, roulé, déchiqueté, ton univers s’est abattu sur moi comme une lame de fond. J’ai été soulevé, projeté, j’ai vu le ciel se déchirer dans un éclair.

    Tu écris comme j'aimerais peindre. Vous emmener tous dans cet ailleurs où on ne comprend pas tout (surtout pas) mais pour autant, tout est cohérent sans être prévisible, logique sans être rationnel,beau.

    Tu auras peut-être compris : j'ai aimé

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