jeudi 11 mars 2010

NOUVELLE




Nouvelle à thème : Gourmandise
Dîner à Manhattan


Le vent de novembre balayait les allées de Battery Park.
Elle ne renoncerait pas pour autant à sa promenade quotidienne. Elle n’avait pas besoin de ça pour aiguiser son appétit ; c’était plutôt le moyen qu’elle avait trouvé de repousser le moment de manger. Le temps de rêver du plaisir qu’elle aurait quand elle entamerait son repas.
C’était son caprice de gourmande.
Sa manière de tenir en respect la voracité. L’idée qu’elle se faisait de l’humanité.
Elle aimait tourner le dos à Manhattan. Laisser flotter son regard le plus loin possible et enfin se retourner pour lire la ligne brisée des buildings comme le graphique de son propre rythme cardiaque.
Respirer et se sentir vivante.

A cette époque de l’année, les promeneurs sont rares, au crépuscule, sur Battery Park, quand le souffle de l’East River mord les allées.
C’est son heure. Les rayons du couchant embrasent Manhattan.
L’heure gourmande !
Elle y pense chaque soir.
Depuis qu’elle vit seule.

Elle ne supportait plus qu’on l’appelle pour diner. Vivre seule lui permet de faire de chaque repas une fête. C’est ce qu’elle aime le plus. Aller dîner comme on se rend à une fête. Comme dans ses lectures enfantines, où les réceptions dans les châteaux étalaient leurs délices à la lueur des bougies.
Elle avait décidé que chacun de ses repas serait une fête pour laquelle elle choisirait chaque soir un nouveau convive.

Elle avançait lentement dans les allées de Battery Park. Elle cueillait sur les visages croisés l’étincelle qu’elle avait allumée. Elle cherchait un parfum, le velouté d’une peau, l’onctuosité d’un regard.

Il venait d’atteindre les allées de Battery Park quand les derniers rayons du soleil de novembre disparurent derrière les buildings.
Il voulait oublier sa solitude. Tourner le dos à Manhattan et regarder vers le large.
Il était seul depuis presque un mois.
Quand le froid lui mordrait le visage jusqu’à la douleur il se déciderait à rentrer. Il redoutait cette heure où il devrait revenir chez lui. Tout avait perdu la moindre saveur depuis qu’elle l’avait quitté.
Ses pas l’avaient conduit jusqu’à Battery Park ; une errance plus qu’une promenade.
Les heures qu’il passait enfermé dans l’appartement nouaient son estomac.
Il croisait les miroirs sans se reconnaître. Il se sentait aussi inconsistant qu’une ombre.

« Vous venez de prendre un chocolat ? »
Machinalement, il porta la main au-dessus de ses lèvres pour essuyer d’éventuelles traces de chocolat.
Elle continuait à le dévisager en souriant.
« C’est votre parfum ! Vous n’avez pas de traces sur le visage ! Je peux sentir aussi le savon que vous avez utilisé pour vous laver les mains. Et le whisky que vous avez bu hier soir. »
Il eut le sentiment d’être transparent. Qu’elle lisait en lui malgré son air fermé, sans qu’il ait à fournir le moindre effort. Sans qu’il prononce un seul mot. Cette idée lui plut.

« Je peux vous inviter à dîner ! »
Il se sentait tellement peu concerné qu’il ne répondit pas tout de suite.
« J’allais dîner. Vous voulez bien m’accompagner ? »
Il devait se défaire de sa solitude comme d’un manteau trop lourd à porter mais qu’il n’avait plus la force de retirer.
« Vous savez ce que je préfère, quand je regarde Manhattan ? Ce qui est tout en haut. Qu’on ne pense jamais à regarder. »
Il la fixait, toujours ébahi. Il se laissait porter par ses mots. Il n’avait pas le temps de répondre à ses questions. Il se contentait de la regarder.
« Les réservoirs d’eau, en haut des buildings. »
Il s’efforça de deviner la forme cylindrique d’un réservoir dans le couchant.
« Si vous dînez avec moi, je vous ferai découvrir celui que je préfère. »
Il ne prêtait plus attention à ces réservoirs depuis tout le temps qu’il vivait à Manhattan. Il se mit à penser qu’il ne relevait plus la tête depuis des jours.
Pendant qu’elle lui indiquait les toits de Manhattan, il se perdait dans la contemplation de sa chevelure qui ondoyait dans le froid de la bise. Elle s’étalait en volutes obscures comme des lambeaux de nuit. Ses yeux brillaient d’un éclat verdâtre pareil à celui de l’eau dans la lumière des réverbères.
Elle était vêtue de noir. L’échancrure de son col laissait deviner un mince collier de rubis taillés.

Il était étourdi du bruit de Manhattan ; les sirènes des voitures de polices, les hurlements des convois de pompiers, les klaxons, la rumeur permanente de la ville qui ne s’endort jamais.
Elle s’enivrait des odeurs qu’elle traquait à travers toute la ville. Ces parfums oubliés qui ne demandent qu’un peu d’attention pour renaitre.

Il sentit son bras glisser sous le sien avant même qu’il ait pu répondre. Elle l’entrainait déjà vers les tours de Manhattan quand il tourna la tête vers l’eau.
Il n’avait pas réussi à atteindre la balustrade et à regarder au loin. Elle l’avait cueilli avant.
« Qu’est ce que vous cherchez vers le large ? Vous aimeriez quitter la ville ? »
Il ne savait pas. Tourner le dos à Manhattan le soulageait. Comme tourner le dos à sa souffrance. Et puis revenir. Sans se demander pourquoi.

Chaque soir, arrivé au bout de Manhattan, il fixait l’eau. S’il avait la force de sauter, il n’aurait pas à revenir. Encore et encore. Il s’abandonnerait à l’obscurité froide de la rivière et il n’y aurait plus d’autres souffrances.
« Je ne sais pas, je regarde et de tourner le dos à Manhattan me soulage. Et puis j’y reviens. C’est comme ça.
_ Vous avez faim ? »
Il ne connaissait plus la faim.
« C’est parce que vous ne vous laissez pas séduire par les parfums de la ville.
Savez-vous ce que sent l’air, ici, à Battery Park ? Cette odeur d’eau douce qui se mêle à la mer ? Ça ne vous fait penser à rien ? »
Il ne voyait pas. Il ne sentait aucun parfum. Il était trop las pour chercher.
« La carpe farcie de chez Rosenbaum ! Vous connaissez ? J’y retrouve mêlées l’odeur de l’East River et celle de l’océan. La conquête du sel sur l’eau fade du fleuve. On ne prête pas assez attention aux parfums de Manhattan. On se laisse gagner par cette odeur de pneus sur l’asphalte et on oublie le reste.
J’habite cette tour ; le dernier étage avant le réservoir ! Je peux saisir ici tous les parfums de la ville. Les bretzels du vendeur au coin, le café dans le gobelet du passant. »
Son bras glissé sous le sien le guidait sans qu’il put résister. Ils avaient quitté Battery Park en direction du quartier des affaires.

Il sentait ses jambes lourdes et la lassitude l’imprégnait comme l’humidité du soir. Il se laissait bercer par le flot de ses paroles.
Elle l’entrainait devant des vitrines de pâtisseries et d’épiceries fines. Des écrins de bois sombre enfermant des architectures féériques de gâteaux à la crème ou alignant sur des étagères des bocaux aux reflets melliflus et des charcuteries enrubannées. Elle entrait et sortait les bras chargés de paquets. Elle lui décrivait ce qu’elle venait de choisir. Comment se déroulerait leur repas.
Il ne résistait pas. Cette soirée lui semblait surréaliste. Personne, jamais, ne l’avait convié à un tel repas. Elle l’envoutait.

Quand il arrivèrent au pied d’une tour du quartier des affaires, elle l’entraina sous un porche. Le gardien les salua avec un sourire entendu. Elle l’attira sans un regard jusqu’à l’ascenseur.
Elle ouvrit la porte d’un appartement plongé dans l’obscurité.
Il cherchait à habituer ses yeux aux ténèbres. Le froid à l’intérieur le surprit.
« Ne cherchez pas l’interrupteur ! Je n’ai pas l’électricité ! » Dit-elle en allumant une bougie.
Elle avançait et éclairait sur son passage des chandeliers posés le long d’une immense table.
Elle commença à disposer ce qu’elle avait acheté.
Elle continuait à lui raconter la magie des parfums. Comment la crème, en fondant dans la bouche, libérait des arômes de vanille tout droit venus de Madagascar.
Il songeait encore à la manière dont il avait englouti son chocolat chaud avant de sortir. Sans envie et sans plaisir. Seulement pour que ses jambes puissent le porter jusqu’à l’extérieur.
Elle l’installa à un bout de la table, le servit et vint s’asseoir de l’autre côté. Elle le regardait manger et commentait chaque met qu’il découvrait.

Il la vit se servir un verre et boire. Les flammes des chandeliers allumèrent un instant le liquide qu’elle portait à ses lèvres du même éclat rouge sombre que le collier autour de son cou.
Il chercha la carafe des yeux.
« Je vais déboucher du champagne pour toi. » Lui dit-elle.
Il remarqua qu’elle venait de le tutoyer.
« Les bulles aussi invitent au voyage. »
Il sentit sur son nez le pétillement du champagne. Les bulles éteignaient la tristesse qu’il portait en lui depuis le départ de sa femme.
Il mangeait ce qu’elle lui servait. Il mangeait sans faim. Presque par curiosité. Il mangeait en pensant, à chaque bouchée, qu’il se rapprochait d’elle.
« Je n’ai plus faim ! Ne me sers plus rien !
_ Crois-tu que l’on mange par faim ? Ce que tu as pris ce soir, tu l’as pris par plaisir. Je ne crois pas que tu aies eu faim. Ça aussi je peux le sentir ! »

Avant qu’il puisse répondre, elle l’entraina vers une porte au fond de la pièce.
« Je vais te montrer mon réservoir préféré. »
Le vent s’engouffra dans l’appartement.
Il frissonna.
Il s’aperçut que le froid ne l’avait pas quitté. Il se sentit comme engourdi par tout ce qu’il avait mangé.
Elle se glissa le long d’une échelle métallique et lui tendit la main.
Le vent, plus glacial que celui de Battery Park, faillit lui faire perdre l’équilibre.
Il sentit ses mains sur ses épaules. Il crut qu’en la prenant dans ses bras il pourrait oublier sa femme. Il crut que la douleur de ces jours sans goût pourrait s’envoler.

« Tu te serais jeté dans l’East River. Ce soir ou demain. Quel gâchis ! »

Elle planta ses dents dans son cou comme un frisson. Il sentit ses jambes se dérober.
Il aperçut, par une trappe qui baillait dans le vent, un enchevêtrement de corps à l’intérieur du réservoir et sur un plateau, une carafe remplie d’un liquide rouge sombre.
C.M.

2 commentaires:

  1. J'ai mis un peu de temps à la lire. Le temps de trouver la disponibilité d'esprit pour avaler plus de 10 lignes à la fois.

    Simple, précis, concis et efficace, ta nouvelle conserve son aura de mystère jusqu'au bout. Un délice... J'ai beaucoup aimé.

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  2. Ouai!!!
    Ma préférée! Petit faible pour l'hémoglobine sans doute!
    Contente de l'avoir relue!

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